Avril 2023
Parcours Enthalpique*
*enthalpie : modification d’un corps à pression constante
Depuis belle lurette j’avais l’intention de rédiger mon parcours militaire, mais vous connaissez tous la procrastination. Pourtant je sais que Jacky est en manque de matière première pour alimenter notre site mis en forme par notre ami Richard. J’ai donc décidé de me mettre enfin au travail même si mon parcours est bien plus sommaire que celui de la plupart du votre, mes chers camarades et sera certainement plus littéraire que militaire. Moins on a de confiture, plus on l’étale…
Après le séjour mémorable de deux années au sein de la vénérable institution qui nous a permis de porter le titre envié d’Arpète, les résultats moyens obtenus m’ont tout de même permis d’accéder à la spécialité de frigoriste (L’adjudant-chef Ledaim, notre prof de physique est venu me féliciter, c’était sa spécialité). Pour la mécanique avion, un vieux rêve, il faudra attendre la prochaine vie. Je sais maintenant ce qu’il faut faire et surtout ne pas faire pour réussir à atteindre ses objectifs.
Janvier 1974 : arrivée sous le ciel gris de Rochefort/ Mer où mon séjour se prolongera de quelques mois supplémentaires pour raison de grosse bêtise. (Voir L’ombre de Rosalie)
Avril 1975 : Brevet élémentaire de frigoriste en poche, je prends le train direction plein sud. Je suis affecté au 1er GMS* (groupement de missiles stratégiques) sur la BA 200 flambant neuve qui abrite la nouvelle composante terrestre de la dissuasion nucléaire française composée de deux unités de 9 missiles chacune, et de ses deux postes de conduite de tir associés. Les dix-huit zones de lancement distantes de trois kilomètres les unes des autres, et les postes de conduite de tir étaient dispersées sur le plateau d’Albion, à cheval sur trois départements : le Vaucluse, la Drome et les Alpes de Haute Provence, avec vue imprenable sur le mont Ventoux.
Dès notre arrivée sur la base, mes camarades et moi (la presque totalité de la promotion) sommes dirigés vers le centre d’instruction SSBS (Sol Sol Balistique Stratégique) pour une durée de trois mois. Durant cette période les autorités instruiront nos dossiers d’habilitation « secret défense ». Nous ressortirons de cette formation la tête remplie de sigles barbares et prêt à affronter les aléas des systèmes de commande contrôle. Prêt à en découdre, je suis affecté … au service batteries.
Pendant six mois environ, je vérifierai la tension de centaines d’éléments de batteries d’accumulateurs, j’assurerai leur bon niveau d’eau distillée, veillerai sur elles comme un père sur ses enfants pendant la charge lente et enfin j’aiderai au chargement de ces tonnes de plomb dans les camions pour leur installation sur les différents sites. Cette alimentation de secours ultime aurait permis la transmission de la chaine de tir en cas d’absence d’EDF ou d’une panne du groupe à démarrage automatique.
Malheureux dans les vapeurs d’acide, je sollicite une audience auprès de mon chef d’escadron pour solliciter une affectation au service « Conditionnement », le cœur de mon métier. Surprise ! Ma demande est agréée.
Je rejoins le service « conditionnement » du GTMM (groupe technique de mise en œuvre et de maintenance) où j’occuperais le poste d’équipier de maintenance (en double) dans les silos ou la fusée avec sa tête en forme de suppositoire se repose tranquillement, assise sur sa couronne.
Un an plus tard je suis confirmé pour opérer en tant que technicien d’intervention solo en
« Conditionnement d’air » sur ces mêmes installations. Nous sommes d’alerte 48 heures suivies de 48 heures de repos (c’est super pour aller courir sur les plages de la côte d’azur). Cela ne durera pas, c’était trop beau ! Il faut augmenter la compétitivité des équipes (un chef d’équipe Elec, un frigoriste et un Telec) Ce cycle considéré trop favorable par les chefs sera remplacé par 24 h d’alerte, puis 24 heures d’astreinte sur la base et à domicile le soir (grâce au fameux bipeur) et nous ne disposerons plus que d’un jour de repos. Toutefois un week-end de trois jours nous sera accordé chaque mois. Méthode bien connue : Un coup de pied au derrière, suivi immédiatement d‘une caresse. L’important : que tous les missiles soient opérationnels, même si les techniciens ronchonnent. Nous intervenons de jour comme de nuit, par temps de pluie, chaleurs excessives ou sous des épaisseurs conséquentes de neige.
Début 1978 : le missile de type S2, de cent kilotonnes de puissance avec une portée de 3000 kilomètres va être remplacé par un modèle plus compact mais aussi plus puissant (On parle d’une méga tonne), le S3 dont la portée sera de 5000 kilomètres (2500 km en propulsion jusqu’à l’apogée et les 2500 km suivant sont effectués grâce à l’énergie cinétique) La case à équipement se charge de diriger la tête vers la cible qui a été désignée.
Mais avant d’intervenir sur ces nouveaux engins il faut démonter les anciennes installations.
J’ai le « privilège » d’être sélectionné pour faire partie des équipes de désengagement, affecté au poste de conduite de tir n° 1 que nous démonteront entièrement, jusqu’à ne laisser que des parois lisses comme la peau de mes fesses. Conciergerie, servitudes générales, servitudes avancées, capsule de tir, le tout relié par des centaines de mètres de galeries souterraines, il ne restera plus que les parois en acier. Sur la plateforme extérieure des dizaines de mètres cubes de ferrailles s’entassent sur le sol avant leur transport chez un ferrailleur. Un dernier coup de balai et l’industriel se chargera du montage des nouvelles installations.
Au cours de ce chantier, nous déplorerons un incident. Un couillon de mécano a oublié de dérouler les tuyaux de son chalumeaux découpeur. On ne sait pas comment il a goupillé son affaire, toujours est-il qu’on s’est retrouvé au milieu d’une épaisse fumée noire (acétylène) lorsque les tuyaux se sont enflammés. Evacuation d’urgence avant explosion de la bouteille d’oxygène. On ressort le visage noir comme des mineurs de fond avec de grands yeux de merlans frits. Le mécano recevra une lettre d’encouragement… pour son exploit : peut mieux faire.
En parallèle, la première unité de tir (les silos) subi le même sort (démontage) pour y installer le nouveau type de missile au fond de son trou. Le démontage de l’autre poste de tir et de la seconde unité de missile subiront le même sort dès que la première unité sera redevenue opérationnelle.
Après le désengagement je rejoins les équipes d’intervention sur les nouveaux missiles de type S3. Appellation officielle de ma fonction : « technicien d’intervention énergie, conditionnement d’air et détection d’incendie ».
1980 : Je suis affecté au poste de conduite de tir n° 2 à Reilhanette (Drôme) en régime d’alerte/ renfort/repos.
1982 : Je range mes affaires pour aller voir si l’air est plus pur à Rustrel (Vaucluse)au poste de conduite n°1.
Au cours de la même année on nous offre un stage « d’oxygénation » d’une semaine au mois de mai, à Campo Del Oro en Corse pour nous redonner des couleurs afin de compenser les mois passés sous terre, à la lumière artificielle et je participerai également à une campagne de tir à Biscarosse au centre d’essai des Landes. Après trois semaines de préparation intensive et l’ingestion d’une grande quantité de confit de canard accompagné de pommes de terre sarladaise, nous assistons, ébahis, à l’éjection de la porte 140 tonnes qui recouvre le silo, suivi du grondement impressionnant des quatre tuyères alimentées en propergol solide qui expulse la fusée de son trou. La cible choisie sera située au large des Assores où un bâtiment de la marine nationale se positionne afin de mesurer le point d’impact. Tir réussi, l’ogive bourrée d’instruments de mesure tombe au bon endroit, à dix mètres près. Le navire de la royale rejoint son port, intact. Sur la mer, au large de Biscarosse, malgré des patrouilles maritimes pour éloigner les curieux, un nombre incalculable de chalutiers ont déployé des antennes qui laisse imaginer leurs intentions et leur origine.
1984 : Je viens d’être nommé sergent-chef. Maintenant que je connais bien le bébé (poste de conduite de tir), le commandement me nomme instructeur au centre d’instruction SSBS où je diffuserai mon savoir (Energie, climatisation et détection d’incendie des postes de conduite de tir) aux nouveaux arrivants venus des quatre coins de notre beau pays qui auront la chance, en plus de devenir intelligent, grâce à moi, bénéficierons de la bonne odeur de lavande qui embaume l’air grâce aux nombreux champs qui donne ses jolies couleurs au plateau d’Albion à la belle saison.
1985 : Malgré ma jolie médaille de la défense nationale avec palmes « Forces Aériennes Stratégiques » je suis abattu en plein ciel de gloire lorsque j’apprends ma mutation pour Salon de Provence. J’aurai tellement voulu poursuivre cette mission d’instructeur qui me seyait à merveille. Ce n’est pas trop fatiguant, peu salissant et ça se passe en journée. Je devrai rendre ma belle blouse blanche qui m’allait comme un gant.
Septembre 1985 : Adieu, jolis missiles, champs de lavande, je suis affecté au service « froid » de l’unité « infrastructure » de la base de Salon de Provence. La technologie est bien différente, plus rustique. Je passerai mon temps à courir après des pannes de congélateurs, de chambres froides, de friteuses récalcitrantes et de tout le matériel qui passent dans les mains malhabiles des cuisiniers des quatre mess (rang, sous-off, officiers et élèves) On m’appelle de toute part pour dépanner des climatiseurs à bout de souffle ou des machines à laver qui refusent de laver correctement les vêtements des élèves offciers. Comme si cela ne suffisait pas je m’occupe de la tour de séchage des parachutes, des cuisines du centre de montagne d’Ancelle, de celle du dépôt de munitions de Lamanon, la patrouille de France me demande de réaménager son bar. En sus, j’ai eu la bonne idée de me former sur machines à ultra son de nettoyage des armes qui équipent désormais les armureries, je ne sais plus où donner de la tête, j’interviens sur toutes les bases du sud-est. Pendant cette période d’intense activité, je serai seul, épaulé par un appelé du contingent. J’ai eu beaucoup de chance je suis tombé sur des petits gars sérieux et travailleurs et qui m’ont donné un sérieux coup de main.
Mai 1988 : Une injection de gammaglobuline dans la cuisse et je m’envole à bord d’un KC 135 vers Ndjamena pour ma première OPEX. Durant ce séjour où j’ai failli croiser notre ami Alain Holfeier, je ferais de nombreuses interventions en solo à Abéché, Moussoro et encore plus nombreuses à Faya Largeau dont je garde un souvenir merveilleux. Le retour en terre de France sera moins gai, mais ça c’est une autre histoire qui fait l’objet de mon troisième roman sur lequel je travaille ardemment. Un nouveau coup de pied au derrière, mais cette fois sans caresse.
Septembre 1988 : je retrouve Salon de Provence, la P.A.F. qui s ‘entrainent tous les jeudi matin, mes fourneaux et mes frigos qui sont toujours aussi gras et capricieux. Je suis rejoint par un vieux camarade qui se trouve être un ancien instructeur de Rochefort. Nous formons une équipe de choc. Je suis soulagé par ce renfort imprévu.
Mai 1989 : J’obtiens mon galon d’adjudant.
Septembre 1995 : Toujours adjudant, je suis désigné volontaire d’office pour occuper le poste de responsable de la SETE (service d’exécution des travaux d’entretien) en remplacement d’un adjudant-chef quelque peu déloyal et dont les relations amicales avec les entreprises civiles pouvaient porter à confusion. Il sera relégué au fond d’un bureau technique quelconque et sera décoré de la médaille militaire peu après, pendant je me fais un sang d’encre pour rétablir un début de normalité. J’ai un gros travail de remise en ordre, tout le personnel de ce service avait pris de mauvaises habitudes. Je réserve le détail de ces magouilles pour un roman qui est au fond de mon tiroir mais que je dois encore peaufiner pour le rendre attrayant, le sujet étant on ne peut plus grave et délicat. Chaque jour est une nouvelle épreuve pour redresser la situation et remettre les gars au boulot. Ces remises en ordres me valent l’inimitié (le mot est faible) d’un certain nombre de plombiers, de menuisiers, de peintres et bien d’autres personnels encore qui se sentent à l’étroit dans leur petit atelier et qui passent leurs journées à me mettre des bâtons dans les roues. Pour mes collaborateurs contrariés l’heure de la vengeance va bientôt sonner. Leurs actions de propagande mèneront à un clash avec mon officier Infra et ma colonelle, patronne des moyens généraux que je surnommerai « Barbara Gould ». Comme le dis si bien une chanson : Ah si tu pouvais fermer ta gueule… ! Je n’ai pas su la fermer. Cela m’a valu un avis de mutation « préférentielle » pour la station balnéaire de Drachenbron (Bas Rhin). Ancienne affectation de la colonelle : DPMAA, ah comme c’est bizarre ! J’ai fait court pour ne pas vous ennuyer mais l’histoire est incroyablement complexe, irréelle et la suite ne l’est pas moins.
1997, vous vous en souvenez sans doute, c’est l’année où le président Jacques Chirac à dissout maladroitement l’assemblée nationale, décidé de la fin de la conscription et la réduction du format des troupes (il n’y aura plus jamais de guerre en Europe) afin de mettre en œuvre une politique de réduction drastique des budgets, il avait dit le contraire pour se faire élire. Ses conseillers l’ont incité à dissoudre, il devrait être réélu sans peine (foi d’experts) pour mettre en œuvre sa nouvelle politique de rigueur. Patratraque ! Au secours ! les socialistes reviennent ! S’en suit la désignation d’un nouveau premier ministre et la nomination d’un nouveau gouvernement. Dommage pour moi. L’ancien ministre de la défense avait un dossier concernant ma demande de mutation à Orange. On était en phase de finalisation. Pas de chance. Ma demande avortée atterri, comme par hasard, sur le bureau du Général commandant l’école de l’Air. Aïe, aïe, aïe !
Barbara Gould est toujours aussi désagréable avec moi.
Las de subir ce qu’il est convenu d’appeler quotidiennement du harcèlement, je décide de jeter l’éponge. Je resterai sous le soleil de Provence. En attendant mon départ pour les chapeaux mous, pour embêter ma colonelle et ne plus voir sa tête, je pars faire mon cadre de maîtrise à Rochefort, des vacances salutaires pour mon moral. De retour un beau cadeau m’attend sur mon bureau, des magnifiques galons d’adjudant-chef, la vieille enrage. Je m’inscris au cours et participe au concours major que je réussi haut la main (deuxième dans ma spé). Je pousserai la plaisanterie jusqu’à monter à Paris pour les épreuves orales. Les examinateurs sont sur le cul en voyant le petit mot doux de ma colonelle adorée rédigé en rouge (ce qui étonnera aussi le commandant de base qui me convoque pour obtenir des explications). A Paris, j’insiste pour débiter ma science qui porte sur l’organisation du transport aérien militaire. Je réussis mon intervention en sachant que mon galon de major je peux me le mettre quelque part. Cela ne fait rien, je suis heureux de revoir plein d’anciens collègues qui sont estomaqué par mon histoire invraisemblable.
4 février 1998 : Après 26 ans, 9 mois et 8 jours de service, je quitte l’armée de l’air, passe le poste de police, la tête haute, avec de jolis galons d’adjudant-chef sur les épaules, en laissant derrière moi une Barbara Gould déçue de son échec à m’envoyer à l’autre bout de la terre. Une petite satisfaction quand même pour elle, je n’ai pas divulgué tous les secrets dont j’avais connaissance. Je laisse aussi une joyeuse bande de fainéants, soulagés de me voir déguerpir. Dès le lendemain matin j’intègre un stage de formation d’agent commercial financé en grande partie par l’AA à la chambre de commerce située à quelques centaines de mètres de chez moi. Je percevrais des frais de stage durant les six mois de cette formation. Administration quand tu nous tiens !
Le soulagement de mes anciens subalternes est de courte durée, mon remplaçant est encore plus con que moi (info d’un indic qui m’est resté fidèle). Ce même sous-officier me confirmera plus tard, que les transformations profondes apportées au service, au forceps, perdureront malgré le départ de leur initiateur.
Pour me remettre de mes émotions, je décide de prendre un peu de recul. Je suis maître d’œuvre d’une nouvelle maison, toujours sur la commune d’Avignon, puis je réalise de nombreux travaux intérieurs et extérieurs au cours des mois et années qui suivent. En parallèle j’assiste à des cours concernant la création d’entreprise.
Le 11 septembre 2001 : Je créée mon entreprise (entretien et aménagements intérieur et extérieur de l’habitat) et débute mon activité artisanale le même jour où des terroristes détruisent les tours jumelles aux USA. Je travaille seul, avec personne pour me baver sur les rouleaux.
Le 01 juillet 2017 : je suis officiellement en retraite, mes clients les plus fidèles pleurent. Je les rassure en décidant de prolonger mon activité le temps que le dernier de mes quatre enfants obtienne son Bac et s’envole sous d’autres cieux pour une longue période d’étude qu’il poursuit toujours à l’heure où j’écris ces lignes.
Le 01 juillet 2018 : je range définitivement mes caisses à outils. Je vends ma maison d’Avignon en Avril 2018 et m’installe le 28 septembre en Bretagne. La suite, inutile de vous la raconter, vous la connaissez sans doute déjà.
J’ai essayé de faire le plus court possible. La synthèse et moi cela fait deux. Durant mon séjour de 13 années à salon de Provence, j’ai vu tellement de bizarreries que j’ai de quoi raconter de belles histoires à mes petits-enfants, qui tardent à voir le jour d’ailleurs. En attendant cette possibilité je me fais un plaisir de noircir des centaines de feuilles de papier avant de perdre la mémoire, ce serait vraiment dommage ! Je m’amuse comme un petit fou.
Maintenant, vous comprenez pourquoi j’ai intitulé mon parcours : parcours « enthalpique » et pourquoi j’ai mis de côté tout ce qui avait un rapport avec le monde militaire pendant une vingtaine d’années, jusqu’à ce que je tombe par hasard sur le site « P 69 ». J’ai mis trois jours à m’en remettre. C’était quelques semaines avant le rassemblement de La Bourboule.
Merci à tous ceux qui ont eu le courage de me lire jusqu’au bout.
Salut à tous ! Je vous estime.
Retiers le 03 mars 2023
Serge Leprêtre Classe 2
*le 1er GMS sera dissout au cours de l’année 1995, signant la fin définitive de la composante « sol/sol » de la dissuasion nucléaire française.